COMBIEN DE JULIETTES ?
Nous nous réveillons et allons marcher sous une pluie
continue et un ciel assombri, capes sur les sacs, vestes imperméables
sur le dos. Le village de Baygönchök nous semble hostile alors qu’il est
seulement indifférent. Si personne ne nous propose d’abri, c’est parce qu’il
n’y a presque personne dans la rue, et surtout que personne, sauf nous, ne
s’affecte de cette pluie. J’imagine bien les pensées des autochtones :
ceux-là qui aiment tant déambuler, ce n’est pas un petit crachin kirghize qui
va les effaroucher.
Ils ne savent donc pas qu’un rien nous effarouche ?
A six kilomètres de Baetov, cinq hommes font une pause près
de leur voiture orange. Leur voiture porte un échafaudage de trois tables de
bois. Les cinq hommes, eux, portent un toast. Notre arrivée est l’occasion rêvée
d’en porter d’autres. Pause et toasts riment bien sûr avec vodka. Pour le
conducteur comme pour moi. Euphoriques et enthousiastes, nous échangeons nos
couvre-chefs, nous voilà coiffés de l’ak-kalpak avec une dignité plutôt contestable. Compte tenu de
mon âge, ils sont très admiratifs devant mes mollets. Mollets qui ne vont plus marcher
droit : à leur départ je dois m’allonger sur la table.
Petite précision : je suis le seul à n’avoir bu qu’un
seul verre.
Quelqu’un veut-il censurer cette dernière phrase ?
Le verre n'est pas stable non plus !
Baetov est une petite ville séduisante par ses larges avenues boisées, ses clôtures vert et blanc, ses maisons décorées de damiers immaculés sur leurs murs de brique.
Le vaste cimetière de Baetov offre toutes les variétés connues de
mausolées. Voici les portraits gravés sur pierre, et les tombes en cages d’oiseaux que
je vous avais promis. Les cages se couvrent de fleurs au printemps. Les portraits coûtent maintenant trop cher, et les
sculpteurs se désolent de leur inactivité.
Le croissant de lune est bien sûr un symbole musulman, mais c'est aussi la traduction chamanique de la lumière dans l'obscurité. Par contre, l'étoile à cinq branches est bien soviétique.
Cette photo est prise plus tard, dans le cimetière de Bar Boulak
Le croissant de lune est bien sûr un symbole musulman, mais c'est aussi la traduction chamanique de la lumière dans l'obscurité. Par contre, l'étoile à cinq branches est bien soviétique.
Nous sommes guidés jusqu’à un petit restaurant où nous
dégustons goulash, crêpes à la viande, aux oignons, aux poivrons, et thé sucré.
Les repas sont mitonnés par la tante de la serveuse qui a quelques amies très
délurées.
Notre serveuse et sa mère.
Des amies délurées, je crois que cela signifie des amies qui
ont eu vent de la réputation française de séduction : pour elles c’est
l’occasion ou jamais d’en profiter. Pas sûr, en effet, qu’à Baetov, au cœur de
la Kirghizie, se profilent avant longtemps deux autres français aux mollets
galbés…
Elles n’imaginent pas encore
combien ce blog va leur valoir de rencontres sentimentales, en explosant la fréquentation touristique.
Pris de remord hypocrite, nous décidons d’envoyer des mots
d’amour à nos épouses, et cherchons un poste internet. On nous guide vers les
bureaux des Télécoms, que nous contournons pour pénétrer par une porte privée.
Nous expliquons que nous sommes des Roméos, et qu’il y a urgence à séduire des Juliettes. Sans conteste, l’urgence est reconnue pour telle. Le directeur des Télécoms nous ouvre prestement le
bureau, fermé à clef, d’un collaborateur, pour nous laisser tout loisir de
babiller.
D’ailleurs, je crois que vous en avez bénéficié vous aussi car
j’en ai profité pour expédier un mail commun clandestin. Pendant qu’Yvon écrit à son tour, le directeur vient aimablement
s’enquérir du succès de nos démarches conjugales. Et s’en réjouir avec nous.
En Kirghizie, les statues de Lénine n'ont pas été déboulonnées.
Nous quittons Baetov pour une plaine nue où la vue se perd.
Mais voilà un semblant de canal asséché qui va accueillir la tente, loin de la
piste, hors des regards. Le soir, avec cette réputation de séducteurs, nous
préférons ne pas attirer les foules.
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