vendredi 31 août 2012

31 : JEÛNER ET SE CONVERTIR



IL N'EST PAS QUESTION DE CHOISIR




Arrivés sur la piste, nos yeux nous disent que la porte de cette roulotte, ici présente, est ouverte. Nous n’avons pas encore mis les pieds dans les roulottes, qui font office de yourtes à moindres frais, et sortent apparemment toutes de la même usine. Seule leur couleur les distingue les unes des autres. Et encore, elles sont le plus souvent bleues ou vertes, à l’image de celle de Nazira, que je vous présenterai un jour. Toutes donnent l’impression d’être irrémédiablement ancrées dans la terre, où les pneus sont noyés jusqu’à l’essieu quand ils ne sont pas absents. Il faut dire que leur situation nous surprend parfois : comment sont-elles montées si haut dans la montagne, et comment en redescendraient-elles ? 

Cette roulotte-là est beige ou décolorée. Nous avons un prétexte valable pour héler sa propriétaire : nous cherchons une prise de courant pour recharger le téléphone satellitaire avec lequel Yvon ne peut plus jouer.
A vrai dire, je n’y crois pas du tout à la prise de courant, je crois seulement au prétexte. N’oubliez pas que nous descendons de la montagne, qu’il y a en contrebas une piste peu courue vers un lac gelé dix mois sur douze, que le premier village est à 30 km, que ce hameau de roulottes en compte deux, pas plus, et qu'une roulotte, c'est trois fois rien en tôle. Eh bien, mea culpa, il y a bien une prise de courant dans la roulotte en tôle du hameau des deux roulottes, à 30 km du premier village, sur la piste du lac gelé, au pied de la montagne !!!


 


Dans la prise, le courant n’est pas très vigoureux, et il faudra plus d’une heure pour supposer que le téléphone est un peu chargé. Ça nous convient, car nous sommes assis sur un banc, en bonne compagnie, devant une table, dans le salon de la roulotte, sous un poster très coloré, et la table n’est pas nue. 
Aujourd’hui le soleil est vif ; dans le poêle à l’entrée le feu est vif ; et moi j’ai pataugé dans l’eau froide pour me rendre présentable, et tout ça me vivifie aussi (l'eau, le soleil, le poêle). Quand je me rends à une réception, je fais comme ça des efforts de toilette, car c’est rare que nos hôtes soient très négligés, les messieurs sont toujours bien rasés, du moins ceux qui ne sont pas naturellement glabres, ce qui est un peu dans leur ADN.


 


Sur la table pas nue : thé avec ou sans lait, kéfir qui est du yaourt, kourouts, pain, confiture de cassis et d’abricots, bonbons, tout pour nous plaire, et bonne humeur et sourires accueillants. Deux femmes et une jeune fille, j’espère qu’elles m’ont trouvé propre et séduisant…



Nous approcherons demain du lac Song Köl, qui a 29 km de long 


C’est à n’y pas croire, mais la piste après Kara Ketché, sous un soleil chaud, va encore nous demander plus d’une heure et demie d’ascension lente en lacets, car ce nouveau col sans nom siège à 3376 mètres. Au sommet, nous voilà récompensés par la vision du lac Song Köl, bleu comme mer au soleil, loin là-bas à l’horizon, derrière les vallonnements  mordorés et vert tendre des pâturages. Les pâturages sont piquetés de myriades de bestiaux gourmands, et de yourtes blanches immaculées. Au-dessus, le ciel est partout d'azur. Nous voilà peut-être au seuil d'un monde paisible.   



Nous sommes hélés au passage, et invités par un chef de famille à belle prestance, qui nous retient pour la nuit. Sa yourte jouxte une tente de toile et un gros 4x4. Nous comprendrons vite que les nomades, sans rouler sur l’or, plus ou moins riches d’immenses troupeaux ont un train de vie plutôt privilégié. 


 
Les voitures sont précieuses


Le maître de céans est un partisan de l’ordre, et nos sacs ne doivent pas traîner. Nous dormirons dans leur tente, pas question d’installer la nôtre. Après un thé, les femmes sont parties à la traite, les hommes ont rassemblé les bêtes, et vont prier, face au sud-ouest bien sûr, où le soleil se couche.
La fin de soirée va être assez surréaliste : pendant une heure nous regardons avec les enfants un DVD sur petit écran. Les aventures de Tom et Jerry avec le son en deux langues superposées, anglais et russe confondus, n’en finissent pas. Puis c’est séance prolongée de barattage dans la yourte, et ce sont les hommes qui s’y collent. Ensuite, devant la table servie, vont être décortiqués avec ferveur des commentaires du Coran. Les commentaires sont en turc, et les versets en arabe ou en persan, ce qui m’étonne. 


 Un invité, notre hôte, et notre imam


Notre hôte est très sensible à l’influence d’un « imam » qu’il héberge, et qui me dit être kirghize, mais je vois bien qu’il a le regard de Vladimir*. Je suppose que les russes, minoritaires, mettent en exergue leur nationalité kirghize, comme preuve d’intégration. Toujours est-il que celui-ci est bon musulman, et prend un ton très convaincant pour son prêche. Il a en effet  un don de persuasion qui use de registres presque théâtraux par la voix et par les gestes. Yvon remarque avec moi que j'ai les mêmes mains que lui, des mains qui n’ont pas labouré la terre au jour le jour, et ça me vexe, je vais faire l'intéressant. Bien que je ne comprenne rien à ses explications (je perçois tout au plus la répétition des noms Issa et Moussa), je fais remarquer, par pure amabilité et pour faire preuve d’attention, cette présence de Jésus et de Moïse dans son texte. Je vais m'en mordre les doigts, accroupi devant la table qui me nargue, il faut tout reprendre à zéro, et le monologue est enclenché pour une autre demi-heure.
Je crois qu’Yvon est subjugué car il écrit : « Nous avons eu droit à une interprétation du Coran en turc, par une sorte de prédicateur musulman qui paraît tellement convaincu qu’on a failli être converti à l’islam ». Si j’avais su, j’aurais posé une question de plus…

Nous nous réconfortons avec un grand plat de nouilles.
Quand je constate que mon voisin, l’imam, se contente d’abricots qu’il plonge dans son thé sans lait, le prétexte est parfait pour apprendre à dire « tchaï biz moloko », et je l’imite avec gourmandise sous les rires. 

Nous allons nous coucher dans la vaste tente de toile qui laisse passer tous les courants d’air, et nous claquons des dents à 3020 mètres d’altitude par nuit claire, jusqu’au moment où nous préférons être écrasés par les lourds tapis, sous lesquels nous nous réfugions jusqu’au matin.

* Quel Vladimir ? Le président en exercice chez les voisins, ça va de soi.



jeudi 30 août 2012

30 : REPAS DE FÊTE

SANS NOUS...



En bleu : notre trajet loin de toute piste

Avant d’atteindre Donguz ashuu, à 3341 mètres, nous peinons sur des montagnes russes, pour franchir deux cols préalables.  Ашуу, transcrit « ashuu » à l’anglaise, est un mot kirghiz qui signifie probablement « passe » ou « col ».


Dans le fond de la vallée, une roulotte d'où viendront certains invités


Et là, la tente de la réception


L'un des jumeaux, qui n'est pas ici avec sa maman


Nous passons au ras d’une tente d’où s’échappe de la musique kirghize. Deux couples vaquent à leurs occupations. Je refuse poliment le koumis, et Yvon se laisse tenter. L’une des femmes allaite ses jumeaux à tour de rôle devant nous, mais refuse d’être photographiée. Son mari prépare la cuisson d’un mouton entier découpé, dans une immense bassine qui vient d’être récurée. Tout va y mijoter, depuis le crâne jusqu’aux pieds, en passant par les boyaux et la queue grasse. La bassine est simplement calée, à même le sol, sur un foyer de pierre comme celui qui nous réconforte chaque soir. Pour en faire autant (hypothèse surréaliste pour moi), il nous manque seulement le mouton et la bassine, dont nous verrons plus tard des exemplaires dans le bazar de Bichkek. Elles ont une jolie ligne, et cinq tailles sont disponibles qui s'encastrent facilement les unes dans les autres. J'en aurais bien rapporté une à Roscoff.
Sans le mouton !




Le thé va nous être servi avec des petits beignets et de la confiture de cassis. Il bout dans une bassine sur le poêle extérieur, et on y ajoute trois louches de crème liquide ou de beurre, avant de le filtrer soigneusement et de le verser dans la théière. Il est excellent et je me rassure en pensant que la crème est ainsi stérilisée : la nuit prochaine sera calme...




Nous comprenons, à l’arrivée successive de plusieurs invités à cheval, que se prépare une réunion où le mouton bouilli va être servi. Un troisième bébé s’ajoute aux jumeaux, et peut-être est-ce là une fête après circoncision. Nous faisons des adieux sans être retenus, ce qui nous semble logique lors d’une telle cérémonie, et me soulage bien : comment aurais-je pu faire honneur à ce repas carné ?
Après cette halte, nous atteignons sans trop de peine le col. 

Je laisse la parole à Yvon :
"Nous ne restons pas les déranger, et reprenons notre marche harassante jusqu'à la pause à 15h30. Ensuite, nous entamons la descente très raide, presque aussi difficile que la montée. Il faut que l'on descende de 1000 mètres pour arriver dans la vallée. A 17h30 nous décidons d'arrêter, je suis tellement fatigué qu'à un moment je tombe à genoux, évidemment à un endroit qui ne présente aucune difficulté."





Nous finissons la journée dans un pré avec des chevaux, puis des vaches qui rentrent seules chez elles à la queue-leu-leu. 
Yvon, qui a connu les exploitations agricoles familiales, écrit :
 "Avec les dénivelés qu'il y a ici, ce sont des vaches sportives qui doivent donner du bon lait."



mercredi 29 août 2012

29 : LOUPS OU CHÈVRES

LESQUELS SONT LES PLUS NOMBREUX ?  


Nous sommes conviés au petit-déjeuner chez les bergers : plâtrée de pâtes, pommes de terre, oignons et nouilles, reliquat probable du dîner de la veille. Cela nous cale bien l'estomac pour affronter d’emblée un gros dénivelé, vers "les sommets".


Auparavant, je vais tester les toilettes à trois cloisons, 
qui exigent des dispositions d’acrobate sur trois rondins, 
mais offrent une vue superbe sur la montagne. 


 
Où est le sentier de chèvre ?

Au cœur des montagnes, pour communier avec la nature et les nomades isolés, nous avons choisi un itinéraire non balisé, sur un sentier de chèvre. La carte détaillée est vierge pour les deux prochains jours, striée seulement de courbes de niveau en zigzags serrés. Nous visons un col, Donguz ashuu, qui doit nous permettre de franchir la chaîne des Kabak-Too, peu fréquentée, et redescendre ensuite vers le lac Song-Koul. La difficulté sera de suivre le "sentier de chèvre", car ici tout relief est zébré des traces de troupeaux en liberté.
A moins que ce soit celles des loups, qu'il faut faire fuir !


 Les épouvantails à loups



 
Encore une outre à koumis très séduisante

 
Sur le chemin, une tente, puis une cabane en bois nous reçoivent avec beaucoup de sourires et d'attentions. Dans la première, nous rencontrons un petit garçon affectueux et sa mère réservée avec bonhomie, toute vêtue de rose. Dans la seconde où un jeune cavalier nous a accompagnés,  son père très souriant porte l’ak-kalpak, et sa mère très myope s’évertue à faire des efforts de conversation. Jusqu’à présent, nous n’avons pas vu de lunettes, mais avec sept dioptries, elle n’a pas le choix. Sa cabane est très bien tenue, ses kourouts parfaitement blancs et sphériques, et j’en déduis que sa correction optique est bien adaptée. 




 Père et fils

 L'itinéraire soigneusement dessiné par Souioumbek

Le trajet suivant va être une épreuve d’endurance. Grâce à Souioumbek, nous avons bien compris qu’il fallait passer entre deux rangées de pins, nous distinguons parfaitement la silhouette du col qui nous attend, la carte confirme le trajet et les courbes de niveau… et pourtant nous choisissons une autre option, plus escarpée, sous prétexte qu’aucune trace de pas n’apparaît entre les rangées de pins. Mal nous en prend, car nous sommes vite exténués sur une pente en escalier qui n’en finit pas, et exige des pauses de plus en plus fréquentes, et de plus en plus longues. Si longues qu’un blaireau vient flairer les chaussettes d’Yvon, et se fait tirer le portrait avant de s’en retourner chez lui.




Nous sommes lessivés, fourbus, et épuisés au point que nous n’allons pas tarder à le payer.

Nous choisissons un abri dans un bosquet de pins, qui débouche sur des précipices. J’ai des vertiges sans aucun lien avec ces précipices en installant la tente, et pas même la force de dîner. Je me couche alors qu’Yvon est plus vaillant. Mais il ne dormira pas : je vais me lever douze fois en catastrophe pendant la nuit, sans même le temps de me chausser, dans un état d’hébétude fataliste au point de perdre ma lampe frontale (je ne verrai pas briller les yeux des loups !). Mais j’ai une chance inouïe, il ne pleut pas, le sol est meuble, la nuit est claire, et je ne plonge pas dans le gouffre. 
Au matin, je tiendrai debout… presque.
Je me demande comment j’ai pu rédiger mon journal, que voici, ce soir-là.