vendredi 24 août 2012

24 : UN JOUR BIEN ARROSÉ


... ET PLUVIEUX ! 


Notre chemin passe ce matin à proximité d’un camion-dortoir, et nous distinguons une armada de ruches qui nous semble très intéressante. Nous ralentissons le pas et gardons la tête ostensiblement orientée vers la table des apiculteurs, jusqu’à ce que l’un d’entre eux nous fasse signe, et vienne vers nous. Il a les yeux bleus, et ma première impression comme quoi  il est russe est vite balayée par une intuition comme quoi il est polonais. Je dis ça à cause d’une expression française qui dénigre sottement les polonais. 


En fait il est kirghize de nationalité, russe d’origine, et ivre à 10 heures du matin. Son collègue ne vaut pas mieux, et cela implique une grande jovialité. Les russes ivres à 10 heures sont aussi très conviviaux. Le troisième homme a l’esprit plus clair. Rien ne nous empêche de nous asseoir à leur table au soleil. D'autant que la table est garnie : je néglige l’assiette remplie de viande racornie, et je focalise sur la coupelle de miel où s’engluent les abeilles. Le miel est translucide, doré, parfumé. Peut-être est-ce du miel d’argouse, car dans une autre coupelle, une compote orangée, un peu sûre malgré le miel qui la sucre, n'a pas goût d'abricot. Oui, ce sont sûrement des argouses !

Les oignons, la viande, le miel, les abeilles engluées, la compote d'argouses, le pain grillé.
Les niveaux dans la bouteille et mon verre de vodka sont significatifs.
Notre thermos bleue sera remplie de thé à l'aneth.





J’ai squeezé la viande, mais pas la vodka qui trône à côté du thé, et voilà qu’il nous faut d’emblée et illico trinquer. Notre refus n’est pas assez convaincant, de gré ou de force nous trinquons ! Mais, qui l’eût cru, cela achève nos deux commensaux qui vont s’écrouler avec fracas dans le camion. Reste le troisième larron qui attrape les abeilles engluées sans frémir, et m’offre un pin’s de son entreprise de Kara Balta, sur lequel est écrit "сахар". Prononcé sakhar, ce mot signifie "sucre". Et le miel, alors ?


Nous nous apitoyons un peu sur la vie des deux garçons qui risquent bien de s’engluer à leur tour dans le miel et la vodka. Pour le moment, ils sont vifs et tentent quelques mots timides en anglais.


Plus loin, parti en villégiature, un groupe de kirghizes, citadins, ça se voit sur place et sur les photos, vient de quitter ses voitures pour une collation au bord de l‘eau. Que supposez-vous au sujet de cette collation ? Oui, vous supposez bien : nous allons la partager ! Et sur la nature de la collation ? Oui, c’est ça exactement : tomates et kourouts arrosés de vodka ! Vous comprenez vite, bravo !
Nous commençons peu à peu à réaliser que le citoyen kirghize a une propension irrépressible à rire et à plaisanter. La bonne humeur règne ici comme dans les yourtes.
Est-ce la vodka ? Nous voilà kirghizes nous aussi et nous rions à leurs plaisanteries, sans nous inquiéter  outre mesure d’apprendre que notre trajet passe par leur tchernobyl national ! Nous en avons vu d’autres avec le granit breton. Là, je ne sais s’ils ont bien compris…

 

Le village de Kojomkoul est un décor de cinéma. Sous le ciel noir, sa rue unique, longue de trois kilomètres, est bordée de clôtures de bois défraîchies. Les meules de foin pyramidales ne cachent pas les toilettes à courants d’air, et les tôles des toits résonnent sous les coups de boutoir des bourrasques qui soulèvent des volutes de poussières tourbillonnantes. Dans ce village, les corbeaux croassent sur les branches dégarnies d’arbres squelettiques, et les chiens errants préoccupés savent où ils vont. Selon le scénariste, nous allons tourner un western misérabiliste ou un documentaire sur le servage au temps des Romanov. Pourtant ce village a dû être coquet quand les couleurs homogènes étaient fraîches avec ses maisons typiques sous leurs toits à quatre pans, dont deux plus élevés abritent un grenier ouvert.
Mais là, nous dénichons notre premier « magazinn », et nous y entrons par curiosité : des abricots secs, mais pas de pain, et la voisine court chez elle pour nous en offrir un. Alors, pour faire marcher le commerce, nous achetons… de la bière ! Bien qu’il s’agisse d’un magasin et non d’un bistrot, parce que la rue est un peu triste, parce que la marchande est souriante, et parce qu’il y a un petit tabouret pour me recevoir, j’ingurgite ma bière sur place ("en un rien de temps" d’après Yvon qui, lui, "sirote". A tort, car vous savez, depuis le chapitre 9, que "bistro" veut dire "vite"). J'ingurgite sans penser à mal, ni même aux vodkas qui précédent. En fait, c’est parce que le tabouret est un peu bas que je tarde à me lever, et si le sourire de la marchande est contagieux, c’est tant mieux. Yvon prétend que je titube, mais je tiens une conversation sensée à une savoyarde qui passe par là, sans s’inquiéter. Je veux dire qu’elle n’a pas d'inquiétude à mon sujet, et que je suis conscient que ma conversation se doit d’être sensée.   



 Non !!! Ce n'est pas la savoyarde ! Vous exagérez !
Déduisez plutôt que j'ai tenu deux conversations sensées !



Mais un kilomètre plus loin, j’oublie de nouer un chiffon votif dans un mausolée islamo-chamanique car je n’ai plus de discernement sur sa nature religieuse ni sur la mienne, et trois kilomètres plus loin je m’élance sur une tyrolienne, quand je n’ai rien à faire sur l’autre rive de la Kökönieren.
Alors la fatalité me rattrape quand j'accélère le mouvement (la fatalité est véloce), mes mains sont happées entre le câble et les poulies, je manque d’y perdre les doigts, et j’éclabousse de mon sang (alcoolisé) le plancher de la nacelle. Yvon qui résiste mieux aux excès, et qui a un don d’observation, met ses gants et ne laisse pas traîner ses mains.  


Pour finir, et pour que vous n’y voyiez aucune exagération, je recopie le journal d’Yvon : « le ciel nous tombe sur la tête pendant plus d'une heure : vent, tonnerre, éclairs et déluge d'eau mais la tente tient le coup ».

PS : Cette journée avait fait le sujet d'un mail, et j'avais regretté d'y laisser croire que tous les kirghizes s'adonnent à la vodka : nous n'avons jamais vu de bouteille dans les yourtes, et je crois que les nomades n'en boivent pas pendant les périodes estivales. On dit par contre que l'inactivité hivernale les y incite.

2 commentaires:

  1. Brigitte RABEISEN9.10.12

    Priviet, Pierre, balchoyé spassibo pour ces leçons de langue, pour le survol de cette région que j'apprends à connaître à chaque récit.

    RépondreSupprimer
  2. C'est incroyable ce que vous buvez d'alcool !
    Vos facultés d'adaptation sont aussi remarquables; enfin je ne sais pas pour Yvon, mais toi, Pierre, qui n'en boit jamais une goutte, tu pourrais rouler par terre à tout moment...
    C'est peut-être du aux cerveau embrumé, que tes doigts ont failli y rester... Comment vont-ils les malheureux ?

    Cathy

    RépondreSupprimer